Le premier timbre postal d’Argentine ne représentait pas la figure d’un dignitaire comme il pouvait s’attendre, sinon celle de Céres, déesse romaine de l’agriculture…le blé…le pain quotidien…à un époque où l’Argentine prétendait devenir le grenier du monde.
Le premier timbre Argentin n’a pas non plus été mis en circulation par l’État national, sinon la puissante province de Corrientes, le 21 août 1856. Et pour cause le pays n’est pas encore unifié sous l’égide de la République Argentine qui ne verra le jour qu’en 1862.
L’histoire postale à l’échelle mondiale montre comment chaque pays a organisé son système de courrier et essayé différentes alternatives pour le paiement de l’affranchissement.
Le courrier pendant et après la période coloniale espagnole
Pendant la période coloniale, en 1748, nait un système de courrier régulier entre Buenos Aires et Potosi. Pendant cette période jusqu’aux premières décennies après la révolution de 1810, le courrier est transmis sur la base d’un affranchissement représenté par un “signe postal” qui précise le lieu d’origine et éventuellement son paiement. Le problème du paiement s’est posé fréquemment lorsque que le destinataire se refuse à payer. Cela impliquait le transport à perte de ce courrier. C’est donc l’émetteur à qui l’ont oblige de payer et en apposant sur le courrier un sceau portant la légende “FRANCA”.
Les premiers timbres postaux dès 1840
D’autres pays avait essayé avec succès la méthode du timbre. C’est le cas du précurseur de cette méthode, l’Angleterre, et ce depuis 1840. Les premiers exemplaires portaient la figure de la jeune reine Victoria. Les fameux “penny black” et “penny blue”. Puis la France en 1849 à l’effigie de Céres, après certains cantons de Suisses et les États-Unis.
En Amérique du Sud, c’est le Brésil qui adopte le premier ce système de timbre en 1843, et 10 ans plus tard le Chili.
Adoption et premiers timbres en Argentine à partir de 1856
En Argentine, le pays est encore en voie de formation. La Constitution de 1853 donne lieu à la création de la Confédération Argentine qui regroupe les provinces mais dont Buenos Aires s’exclut. Ce n’est qu’en 1862 que se formera la République fédérale Argentine selon les principes en vigueur aujourd’hui.
C’est pour cette raison que la province de Corrientes est la première à mettre en circulation un timbre “Argentin” dans la monnaie courant de l’époque le Réal.
La même année, en 1856, Buenos Aires imprime son propre timbre connu sous le nom de “Gauchito” mais qui ne fût pas mis en circulation du fait du changement de monnaie pour le “peso” qui intervient quelques mois plus tard.
La situation politique étant la même, c’est en 1858 que Buenos Aires renouvelle cette expérience en imprimant un timbre connu sous le nom de “Barquito“.
Puis en 1862, apparaissent les timbres connus sous le nom de “Escudito” qui porte le nom définitif de l’Argentine nouvellement unifiée.
A la suite, sont apparus de nouveaux timbres. Le premier portant une effigie et celle du premier président de la République Argentine Bernardo de Rivadavia puis le premier timbre commémoratif est celui commémorant le Quatrième centenaire de la découverte des Amériques, en 1892.
Le 21 août est en Argentine le jour du philatéliste ou de la philatélie.
Pourquoi cette date? Daniel Pipet, est descendant de Mathias Pipet, la personne qui a gravé le premier timbre imprimé en Argentine par décision du Gouverneur de Corrientes en 1853.
Il nous fait part de ce document qui rappelle l’histoire de Mathias Pipet (Matias pour son prénom “argentinisé”) dont un buste a été érigé à Buenos Aires, sur la place en face des bureaux du Courrier Central – Plaza del Correo -.
La vie aventureuse et modeste de Mathias Pipet (par Daniel Pipet)
Mathias Pipet naquit le vendredi 4 mai 1827 vers 11 heures du matin dans la maison de ses parents dans la cité médiévale de Besse en Chandesse, Puy de Dôme. Sa mère, Marie Romeux, originaire de Condat dans le Cantal , avant son mariage avec son père Jean-Baptiste Pipet en 1826, avait eu une fille, Louise née en 1820 de père inconnu.
Son père était tailleur d’habits, il était le premier à ainsi rompre une longue tradition familiale d’aubergistes établis au hameau de Vassivière. Ce lieu quasi désertique, situé à proximité de la station de sports d’hiver de Super Besse est depuis le 16° siècle le lieu d’un pèlerinage bisannuel consacré à la vierge noire de Notre Dame de Vassivière.
Il demeure là haut à 1300m d’altitude l’Auberge des Pèlerins de Vassivière qui est peut-être le berceau de la famille depuis 1650.
Le couple a un autre enfant, une fille prénommée Jeanne le 8 août 1829 à Condat; puis le père décède le 13 septembre de la même année aussi à Condat (il semble donc que toute la famille était installée à Condat à cette époque). La situation matérielle est critique, un certificat d’indigence est même délivré par la mairie de Condat à la mort de Jean-Baptiste Pipet. Est-ce qu’à ce moment là la famille, Mathias compris revient alors à Besse? nous ne le savons pas mais toujours est il que sa sœur Jeanne y décède le 23 mars 1832. Quant à sa mère on retrouve sa trace à Besse uniquement en 1846 où elle est employée comme domestique chez un propriétaire et elle décède à l’hospice de Besse le 21 octobre 1873.
En ce qui concerne Mathias, nous ne disposons d’aucun document le concernant entre sa naissance à Besse et avril 1849 au Havre date à laquelle il embarque sur le trois mâts Rio à destination de Montevideo et Buenos Aires. Qu’est-il devenu après le décès de son père? A-t il été confié à un de ces grands-parents comme cela arrivait à cette époque ou bien est-il resté avec sa mère jusqu’à ce qu’il soit en âge de gagner sa vie? Certains écrits parlent d’un apprentissage d’apprenti graveur dans une imprimerie à Paris, d’autres d’un emploi dans un bistrot à Paris mais, nous n’avons pas pu, à aujourd’hui trouver de document prouvant ces dires.
La seule information nous est donnée par la liste des passagers du Rio qui indique comme profession commis de draperies et comme lieu de résidence Capelle les Grands dans l’Eure. Cette commune située non loin d’Elbeuf, haut lieu de l’industrie du drap, devait abriter des métiers à tisser comme beaucoup de villages de la région.
D’autre part, à Capelle les Grands habite Jean Romeux, oncle maternel de Mathias; l’oncle en question s’y est marié en 1830 et il y exerce le métier de marchand de bois.
En examinant la liste des passagers, nous avons fait une autre découverte: Louise Romeux, la demi-sœur
qui avait épousé en 1841 un certain Jean Piboule est aussi partie par l’Argentine par le même bateau! Par contre, aucune trace de son mari; est-il décédé? Si c’est le cas, nous n’avons pas encore trouvé le lieu du décès.
Qu’est ce qui a pu pousser un jeune homme de 22 ans a faire le saut vers l’inconnu et partir vers l’autre côté de la terre? Est-ce son esprit de progrès ou bien une certaine soif d’aventures? Là aussi, les informations manquent seul le prétexte est connu: la province de Corrientes avait lancé un programme de colonisation et c’est apparemment la raison officielle de l’émigration de Mathias. Comment un commis en draps exilé dans un petit village de l’Eure a-t il connu ce programme? Nous ne le savons pas, peut-être est-ce par une publicité parue dans un quotidien local?
Le lieu du débarquement en Argentine est aussi inconnu; l’hypothèse la plus plausible est qu’il foula le sol Argentin pour la première fois à Buenos Aires pour pouvoir remonter le Rio Parana à bord d’un vapeur jusqu’à Corrientes. Est-ce arrivé sur place qu’il apprend l’abandon du programme de colonisation ou bien le savait-il au départ de la capitale Argentine?
Pour la période de mi-1849 à 1856 les informations nous manquent aussi; et là encore ceux ne sont que les on-dits qui nous apprennent la présence de Mathias à Corrientes employé comme commis dans une boulangerie, chargé de la distribution du pain. A partir de cette date, sa vie fait partie intégrante de l’histoire de l’Argentine où les légendes se mêlent parfois aux faits.
Les pères du premier timbre Argentin: Pujol – Coni – Pipet
Le 18 février 1856, le parlement de la province vote l’établissement d’une taxe sur le courrier. Le gouverneur Juan Gregorio Pujol qui, lors d’un voyage en Europe a découvert l’utilisation à la fois en Angleterre et en France des timbres-postes, décide d’adopter le même système dans sa province.
La tâche de concevoir et de réaliser le premier timbre est alors confiée au directeur de l’imprimerie de la province Paul-Émile Coni (Pablo Emilio Coni 1826-1910) originaire de Saint Malo en France. Grâce à une solide formation en imprimerie et en gravure il s’est vu confier ce poste peu de temps après son arrivée en Argentine en 1853.
Cette imprimerie étant destinée aux travaux d’impressions officielles: billets de banque, l’organe officiel de la province, le journal «La libre navigación de los rios»… Coni décide de remplacer le système lithographique par un procédé typographique plus difficile à falsifier. Mais malgré son expérience, il ne sent pas capable de réaliser lui-même la gravure des planches pas plus qu’aucun des spécialistes de l’imprimerie. C’est alors que le hasard intervient: en allant chercher son pain dans une boulangerie, il confie son problème au boulanger qui lui répond que lui, connaît quelqu’un capable de graver, son commis boulanger!
Mathias Pipet le graveur
C’est le début de l’aventure philatélique de Mathias.
Paul-Émile Coni lui donna un modèle de timbre français de la première émission de 1849 à l’effigie de Cérès, déesse de l’abondance, et une petite planche de cuivre sur laquelle Mathias Pipet grava les 8 pièces qui formaient cette planche d’impression. Ces 8 gravures furent ensuite soudées en 2 lignes horizontales de 4 timbres chacune sur une plaque de métal qui, elle-même, fut fixée sur un morceau de bois dur (lapacho ou quebracho) avec 5 vis. Par manque de moyens techniques, le graveur a préféré découper la pièce en 8 parties, limer les bords et ensuite la remonter sur une plaque métallique et les souder entre elles plutôt que de creuser l’espace entre chaque timbre.
Les 8 timbres d’une taille de 19X22mm chacun ont une valeur de 1 Réal M(oneda) C(orrientes) ou 12,5 centavos MC chacun, soit 0,50 centavos argentins. Ils représentaient ensemble une valeur de 1 peso MC.
Les timbres ont été mis en circulation le 21 août 1856.
Le Dr. José Marcó del Pont écrit dans la revue de la «Sociedad Filatélica Argentina» en avril 1901 numéro 78:
Après plusieurs jours, le graveur présenta son travail, mais il était si mal fait que monsieur Coni ne crut pas bon dans un premier temps de le présenter au gouverneur, tant il avait honte du résultat. Malgré tout, comme il se devait de sortir de cette situation, il décida de présenter le timbre au Gouverneur Pujol qui, poussé par la nécessité et à défaut de la gravure parfaite s’empressa de l’accepter.
Même si le travail réalisé par le boulanger n’était pas une œuvre d’Art, il a pour le moins l’indiscutable mérite de la première initiative qui a vu le jour dans la république Argentine.
Cette seule et unique planche fut utilisé pour toutes les impressions (17 impressions NDLA) de ce timbre de 1856 à 1880, date à laquelle il disparait au profit du seul timbre national.
Mathias Pipet le boulanger
Là, alors que l’on pourrait penser qu’il va se reconvertir dans la gravure, il se retire paisiblement à Mercedes (Province de Corrientes) où il s’établit comme boulanger et il se marie quelque temps plus tard à l’âge de 39 ans, le 16 juillet 1866 à Dona Vicente Gomez. Le couple aura 8 fils et une fille qui perpétueront le nom de Pipet en Argentine.
Mathias Pipet s’éteint paisiblement à l’âge de 58 ans le 10 janvier 1886, toujours boulanger à Mercedes.
Il repose depuis dans le caveau familial du cimetière de la Merced de cette ville.
Mais l’œuvre du modeste boulanger ne tombera pas dans l’oubli:
- Décembre 1878, Felipe Cabral gouverneur de la province institue par décret le timbre de 1856 comme timbre fiscal.
- 1953, le premier congrès Philatélique Argentin institue le 21 août comme le jour de la philatélie argentine.
- Le 22 Avril 1999, la cité de Buenos Aires ordonne par décret la réalisation d’un buste de Mathias Pipet. L’ouvrage est confié au Département des Monuments et des Ouvrages d’Art et il est érigé Plaza del Correo.
- Le 20 décembre 2009, inauguration de la Calle (rue) Matias Pipet à Mercedes.
NDLA: Remerciements à Daniel Pipet pour sa collaboration et son aimable autorisation de publication.