Situées au cœur de la forêt tropicale, les ruines de Sao Miguel das Missoes, au Brésil, et celles de San Ignacio Mini, de Santa Ana, de Nuestra Señora de Loreto et de Santa Maria la Mayor, en Argentine, sont les remarquables vestiges de cinq missions jésuites édifiées aux XVIIe et XVIIIe siècles sur le territoire des Guaranis et abritaient chacune entre 4000 et 5000 indiens. Chacune d’entre elles se caractérisent par ses dispositions particulières et un état de conservation inégal. Inscrites au patrimoine mondiale de L’Unesco depuis 1983, elles suscitent à la fois beaucoup de curiosités, d’interrogations et d’admiration pour qui les visite…un article signé Sébastien Lapaque.
Il faut imaginer les premiers apôtres du Paraguay traversant l’Atlantique à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle pour hâter que Royaume de Dieu soit fait sicut in caelo et in terra, sur la terre comme au ciel. Issus de vieilles familles européennes, éduqués dans les grandes villes universitaires, les jésuites avaient découvert les tribus Guaranis dans des récits de voyage et rêvaient d’apporter la foi à ces rescapés de l’éden. A peine arrivés à Buenos-Aires, ils embarquaient sur des balsas, larges plates-formes de bois posées sur deux grandes pirogues et remontaient les flots d’argiles du rio Parana jusqu’à Asunción, ville-étape fondée en 1537, à mi-chemin des mines péruviennes de Potosi. Roland Joffé a popularisé leur geste dans son film Mission. Venus de Madrid, de Lisbonne, de Rome, de Bruxelles, de Prague ou de Varsovie, les missionnaires de la Compagnie de Jésus avaient emmené leurs ornements, leurs surplis, leur ciboires, leurs calices, leur vaisselle d’or dont se moquera Voltaire dans Candide, leurs hameçons, leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs livres, leur encre, leur papier, leurs flûtes, leurs luths, leurs violons, leurs statues, leurs tableaux. Ni la chaleur, ni l’humidité, ni les maladies, ni les moustiques, ni les bêtes sauvages tapies dans l’ombre ne leur auraient fait abandonner ces oripeaux du Vieux Monde.
Il fallut attendre quelques décennies après 1609, date de la fondation d’une première mission à l’est du Rio Parana, pour que pères «s’ensauvagent» et adoptent certains usages des autochtones. A Rome, cette capacité des hommes en noir à faire dialoguer des cultures différentes en mêlant les coutumes, n’était pas toujours regardée favorablement. Encouragée par la couronne espagnole à ses débuts, soutenue par des papes tels que Benoît XIV, l’aventure des missions de la province du Paraguay se prolongea pourtant jusqu’en 1767, date de l’expulsion de la Compañia de l’Amérique espagnole par le roi Charles III.
Pendant plus d’un siècle et demi, les jésuites réussirent à faire vivre jusqu’à 150 000 indiens guaranis répartis dans une trentaine de missions sous le gouvernement d’une improbable République théocratique et communiste. Utopie réalisée, l’état jésuite enclavé entre la vice-royauté du Pérou et la vice-royauté du Rio de la Plata couvrait non seulement l’actuel Paraguay, mais également le nord de l’Argentine, l’Uruguay et le sud-ouest du Brésil. Fondées pour prendre le relais de l’encomienda, le système d’exploitation de la main d’œuvre indigène qui s’était révélé défaillant avec les Guaranis, les missions avaient affranchi des indiens de la tutelle administrative de l’Empire. Une fois convertis au christianisme, les protégés des jésuites ne pouvaient plus être esclaves et bénéficiaient d’une exemption d’impôt de dix ans. «Libres et égaux en droits» pour peu qu’ils aient reçu le baptême, les Guaranis se partageaient intégralement le fruit de leur travail. La communauté des biens était envisagée par les jésuites comme une image sensible de la communion des saints. Il faut voir dans cette organisation collectiviste des missions le prolongement de celle qu’avait tenté d’appliquer le dominicain Bartholomé de Las Casas au Guatemala dès 1537, directement inspiré par l’Utopie, le roman du catholique anglais saint Thomas More (1516).
Le rêve d’un communisme chrétien permettant la distribution équitable de la production agricole à des indigènes préservés de la rapacité des colons était ancienne chez les missionnaires. Les jésuites furent les premiers à la mettre en œuvre sur une grande échelle et pour une longue durée. Dans la province du Paraguay, les Indiens étaient en outre autorisés à organiser leur défense contre les marchands d’esclaves brésiliens. Au milieu du XVIIe siècle, ils gagnèrent ainsi des batailles meurtrières contre les bandeirantes paulistes. Appuyée par Madrid, cette souveraineté militaire de la province jésuite pouvait agacer. Le Portugal et ses possessions passés étant sous contrôle espagnol après la disparition du roi Dom Sebastiao dans les sables marocains en 1578, Philippe III puis son successeur Philippe IV régnèrent jusqu’en 1640 sur un empire étendu de Mexico à Buenos Aires. Parmi les monarques européens, il n’y avait eu que le roi de France Henri IV pour songer à contester aux Habsbourgs cette puissance en s’ouvrant «une porte pour se promener aux Indes». Armé par le parti espagnol, le poignard de Ravaillac avait mis fin à ce songe. Les ordres religieux restaient les seuls à pouvoir contrarier Madrid. Et certains conseillers de la Couronne espagnole étaient exaspérés de voir la Compañia rivaliser avec l’autorité temporelle.
Rien, dans ce que firent les jésuites au Brésil, où le père Antonio Vieira s’érigea en défenseur de la liberté des juifs et du droit des indiens, au Pérou, où les pères stimulèrent l’activité artistique des indiens dans le cadre de l’école de Cuzco, ne surpassa en hardiesse l’organisation politique et sociale qu’ils mirent en place au Paraguay avec les reducciones. L’origine de ce mot est discutée. La reductio désigne en latin l’action de ramener. «Ad vitam civilem et ad Ecclesiam reducti», «réduits à la vie civile et à l’église», les Guaranis ont-ils été ramenés à leur divine origine ? Ou bien ont-il bénéficié de la mise en place de réduits qui les préservaient à la fois de la férule des colons espagnols et des razzias des marchands d’esclaves venus du Brésil voisin ?
«Notre premier soin, écrit un jésuite français vers 1640, fut de réduire les indiens en société et de leur montrer combien la vie civile était préférable à la vie brutale». Nomades, anthropophages et polygames, les Guaranis furent ainsi «ramenés» par les pères à une vie sédentaire et «aux vertus qui conviennent aux êtres raisonnables». Les réductions du Paraguay, qui regroupaient chacune entre 2000 et 8000 habitants, étaient bâties selon un plan géométrique que l’on retrouve dans les estancias de Cordoba et de Cuzco. Une grande place centrale au milieu de laquelle se dressait une croix et une statue du patron de la mission de “saint Ignace, saint François-Xavier, Notre-Dame de Lorette” était bordée sur trois côtés par les maisons des indigènes. Sur le quatrième côté s’élevaient l’église, la sacristie, le collège, les ateliers, les magasins, les logements des pères, l’hôtellerie des visiteurs et le cimetière. Cet ensemble architectural dont il subsiste très peu d’exemples était entouré de vastes terres partagées entre les champs de culture commune et les jardins familiaux.
Le fonctionnement des réductions était planifié selon un modèle hiérarchique intangible. Chaque mission était placée sous l’autorité de deux pères, l’un étant responsable du spirituel, l’autre du temporel. Les jésuites nommaient parmi les autochtones un gouverneur appelé corregidor. Les autres charges étaient confiées à des Guaranis, notamment les tâches de police, de défense et de justice. Un tribunal particulier jugeait les contentieux, mais la condamnation à mort était exclue et les peines d’enfermement ne dépassaient jamais dix années. La monnaie abolie, les échanges commerciaux se faisaient grâce à un système de troc qui excluait l’enrichissement personnel et la thésaurisation. Toléré au XVIIe siècle, ce système apparut insupportable un siècle plus tard, avec l’essor du capitalisme. La faute des jésuites fut d’avoir perpétuée une réalité sociale indigène fondée non sur la recherche du profit mais sur l’obligation de donner, de recevoir et de rendre.
Loin d’être privatisé, le temps libre était lui aussi mis en commun. Il était notamment dédié à l’étude du guarani, que les jésuites avaient fixé par écrit, permettant sans le savoir sa survie : c’est aujourd’hui la seule langue indienne en usage officiel en Amérique latine. Une grande place était également attribuée aux activités artistiques. Depuis l’origine, la musique et le chant occupaient une place importante dans la pédagogie jésuite. Venus au Paraguay avec leurs instruments et leurs partitions, les pères avaient assimilé des instruments indigènes tels que les maracas. Avec Domenico Zipoli (1688-1726), un compositeur italien qui fut l’élève de Scarlatti avant d’entrer dans la Compagnie et de traverser l’Atlantique, les indiens trouvèrent leur Orphée. Les compositions qu’il avait amenées avec lui ainsi que celles qu’il composa aux Amériques furent diffusées dans toutes les missions jésuites, des sierras argentines aux plateaux péruviens. Dans sa Relation des missions du Paraguay publiée en 1743, l’italien Ludovico Antonio Muratori insiste sur les dispositions «naturelles» des indiens Guaranis pour la musique et le chant. «Il est assez commun de rencontrer parmi eux de très belles voix. On prétend qu’ils en sont redevables en partie aux eaux des fleuves Parana et Uruguay… On sera sans doute étonné d’apprendre que nous n’avons en Europe presque aucun instrument de musique qui ne soit en usage chez les Indiens des réductions, qu’ils savent jouer des orgues, du luth, de l’épinette, du violon, du violoncelle, de la trompette, etc. Bien plus, que les instruments dont ils se servent aujourd’hui sont presque tous l’ouvrage de leur mains.»
Le caractère utopique des trente-deux petites républiques jésuites du Paraguay apparaît dans cette place accordée à la musique chorale et instrumentale dans la «cité heureuse». Lors d’un voyage à travers les ruines des missions vers 1835, le naturaliste français Alcide d’Orbigny fut frappé, de voir que les Guaranis s’étaient transmis le patrimoine des jésuites et continuaient de jouer leurs hymnes et les psaumes avec leurs instruments.
De cet héritage, il ne restait pourtant aucune trace écrite dans la région d’Asunción. Dans ces contrées tragiques, auxquelles aucune épreuve ne fut épargnée au XVIIIe et au XIXe siècle, la liquidation des réductions par les colons portugais et espagnols après 1767 fut sanglante. C’est dans les vestiges des missions établies chez les indiens Chiquitos, au cœur de l’actuelle Bolivie, que l’on retrouva des partitions et un plusieurs œuvres majeures de Zipoli : une messe de Saint Ignace, une missa brevis, des vêpres solennelles et de nombreux hymnes, motets et pièces pour orgue. Régulièrement joué par les ensembles baroques latino-américains et européens, ce patrimoine musical est le plus émouvant vestige de la République communiste chrétienne du Paraguay.
Sébastien Lapaque, écrivain-journaliste