Avec l’édification et le développement d’estancias jésuites dont les plus connues aujourd’hui sont les Estancias Jésuites de Cordoba (centre de l’Argentine); les missionnaires jésuites ont grandement contribué au développement de l’agriculture et de l’élevage sur le vaste territoire de la Province Jésuite du Paraguay. Et par là-même, au développement de la colonie espagnole.
Au cours des XVII et XVIII, ces estancias jésuites deviennent fameuses (en Argentine elle se définit comme la hacienda, un domaine rural destiné à la culture et/ou à l’élevage) car les Compagnons de Jésus ont été les seuls à pouvoir organiser des domaines de cette ampleur. Ils étaient d’un grand recours aux habitants des villages environnants.
Dans les régions où les tribus indiennes dominaient l’espace, il était quasiment impossible pour les espagnols de penser à développer des parcelles de cultures et d’entreprendre un élevage raisonné sans risquer d’en être empêché voire de risquer leur vie.
Fameuses également, car elles sont devenus des centres de progrès dont l’organisation et le développement avancé était obtenus grâce à leurs investigations scientifiques et à l’étude pragmatique pour s’adapter au terroir (canalisations, système d’irrigations,semailles, vignes, culture du mate, un arbuste sauvage qu’ils ont réussi à domestiquer).
Les estancias sont devenus un moteur dans le domaine socioculturel et économique de leur temps.
En apprivoisant les indiens Pampas et Serranos au sud-est de Buenos Aires, les Mocovis et Abipones au nord de Santa Fe, les Lules, Tonocotes et Isistines à l’est de Tucumán, les Guaycurues et Mbayas au nord d’Asunción (pour ne citer qu’eux), les jésuites ont réussis à lever les barrières les plus efficaces pour se protéger des indiens belliqueux qui ont permis aux colons la culture et l’élevage, même à grande distance des villes.
Les estancias Jésuites
A Buenos Aires les estancias de Arrecifes, Chacarita et Matanzas étaient réputées. De même à Tucumán celles de Aconquija et Lules; à Santa Fe celles de Tunas et de San Miguel (appelé aussi Carcarañá); à Córdoba celles de Santa Catalina, d’Alta Gracia, de Caroya et de Jesus Maria; en Uruguay celles de Belén et de la Calera. A Corrientes, l’estancia jésuite de Yapeyú était la plus célèbre de la vingtaine d’estancias qu’ils ont crée sur le territoire des missions.
Véritable lieux de production, les estancias jésuites avaient pour but principal de subvenir aux besoins des collèges jésuites, noviciats, université fondés dans ces différentes villes. L’excédent revendu, cela leur permettait de s’agrandir, et/ou d’embellir leurs églises et de faire bénéficier de leurs produits les indigènes et les esclaves qu’ils avaient à charge. A la différence de l’estancia commune qui est seulement destiné à la culture et l’élevage avec des édifices précaires.
Modélisation classique: L’estancia jésuite se compose généralement d’une église ou d’une chapelle, la résidence des prêtres, d’un ou plusieurs cloîtres, les quartiers des ouvriers et leurs ateliers (obraje), la résidence des esclaves (rancheria), et dans le cas de Santa Catalina d’un noviciat. Elle dispose d’un tajamar (retenue d’eau), d’un réseau d’irrigation, de fabriques (four à cal, briques, tuiles, forge), d’un jardin potager, d’un enclos à bétail, d’un moulin…
Les fameuses estancias modèles de la région de Cordoba sont les plus abouties. Visibles encore aujourd’hui, elles ont été classées au Patrimoine de l’Humanité de l’Unesco à partir des années 80.
La Compagnie de Jésus s’installe à Cordoba
Cordoba de la Nueva Andalucia a été fondée en 1573 par des espagnols issus de la noblesse (hidalgo), parmi eux le fondateur Jerónimo Luis de Cabrera. Les premiers missionnaires jésuites ambulants sont arrivés en 1587 en provenance de l’Alto Peru via Tucuman.
Les pères jésuites décident de fonder en 1599 la première maison de la Compagnie de Jésus dans cette ville sur le solar (parcelle) qui leur était attribuée par le Cabildo (municipalité).
Dans ce laps de temps, les jésuites ont longtemps cherché une voie de communication directe entre Lima et Asunción (les jésuites y sont installés depuis 1588).
Finalement, et après plusieurs tentatives, passer par Cordoba et en faire un point central apparait comme la route la plus sure et la plus viable pour les pères jésuites.
Cordoba est considéré comme une ville stratégique sur les routes reliant Lima et Potosi vers Buenos Aires et Assomption via Santa Fé, Potosi étant également un carrefour entre le Pérou et le Brésil et un haut lieu de population (100 000 habitants!).
Les jésuites trouvent donc ici un emplacement vital pour leur œuvre, à savoir aider les âmes espagnoles et baptiser les infidèles ou barbares selon la terminologie de l’époque, les indiens Comechigones qui habitent la région.
Les jésuites vont pouvoir s’attacher à développer le deuxième volet de la mission de leur ordre qui est l’enseignement. Les collèges jésuites vont apparaitre et selon les régions va s’organiser l’ordre missionnaire.
Cordoba devient la Capitale de la Province Jésuite du Paraguay.
Les jésuites vont choisir Cordoba comme siège de la Province Jésuite du Paraguay crée en 1607 pour sa position centrale tant sur le plan temporel que spirituel.
- En 1608, ils fondent un noviciat destiné à suppléer les pères missionnaires venus d’Europe.
- En 1610, ce sera la première église qui sera construite et le Collège (colegio Maximo) qui deviendra une Université en 1622.
- La Compagnie de Jésus donne à Cordoba l’une des premières universités du Nouveau Monde, la ville devient prestigieuse «la docte» en se convertissant en un centre culturel, social et économique important.
- En 1614, est crée le Collège Convictorio de San Javier.
- En 1687, voit le jour un second collège avec le Colegio Nacional de Nuestra Señora de Montserrat.
Dans sa relation de voyage en 1661, Accarette du Biscay écrit “les jésuites ont ici un collège, et sa chapelle est la plus riche et la plus belle de toutes“.
L’installation n’est pas sans difficulté. Avant d’être totalement acceptés, des tensions vont surgir avec les colons dont ils dépendent financièrement lorsqu’ils s’opposent ouvertement au système des encomendias*. C’est l’ordonnance d’Alfaro en 1611 (du nom de son instigateur procureur de la audiencia de Charcas) dont ils dépendaient qui annulera peu à peu ce système qui fait qu’il y eut une meilleure entente et coopération entre les colons et les religieux.
Jusqu’au départ des jésuites suite à leur expulsion en 1767, la ville de Cordoba peut être considérée à cette époque comme la capitale historique de l’Argentine (elle le sera de fait temporairement au XIX et XXe).
Le développement économique de Cordoba
Bénéficiant d’un climat avantageux pour l’élevage et la culture; au pied des montagnes (sierra de Cordoba) elle abrite les matériaux essentiels à la construction, la pierre et le fer) à la différence des villes de “Trinidad et port de Buenos Ayres” qui n’est que terre et boue et de Tucuman qui connait un climat difficile
Sur le plan économique, Cordoba s’avérera être un excellent choix du fait de la création de la douane sèche en 1623 (qui sera transféré à Jujuy en 1695) pour limiter les effets néfastes de la contrebande entre Buenos Aires et Potosi ; et de son emplacement presque à mi-chemin sur le Camino Real entre Buenos Aires et Potosi pour le commerce de mûles. Les estancias jésuites ont activement participé à ce commerce. Grâce aussi au réseau de leurs propres estancias entre Buenos Aires, Santa Fé et Salta sur la route de Potosi. Les estancias jésuites de Cordoba fournissait chaque année environ 10% des 50 000 mules nécessaires au transport des marchandises.
Les Estancias Jésuites de Cordoba
La Compagnie de Jésus, créant ses collèges, à besoin de ressources pour subvenir à leurs besoins de fonctionnement. Ils ne peuvent pas dépendre des donations, legs, et aident des colons et des autorités locales. Qui plus est lorsqu’il y a des tensions avec ces derniers. Leur ordre impose donc une certaine autonomie de ce point de vue économique.
A chaque estancia, il devait être étudié quels seraient les activités pour lesquelles elles seraient les plus aptes. C’est ainsi qu’elles ont donné naissance à de véritable pôles industriels.
Dès la première moitié du XVIIe siècle, les jésuites avaient développé des estancias, modèles d’exploitation et d’administration, les plus abouties étant Jesus Maria, Santa Catalina et Alta Gracia. La première qui a été fondée, Caroya, a servi d’expérimentation et par la suite La Candelaria et San Ignacio ont été crées pour parfaire le réseau.
Les activités des jésuites, enseignement et production, leur permet de prendre l’ascendant sur les notables et les colons de la région.
- Estancia de Caroya (1616)
Elle se construit sur un terrain acquis en 1574 par Don Bartolomé Jaimes et donner à la Compagnie de Jésus en 1616. L’estancia Caroya est destinée à subvenir aux besoins du Collège-Convictorio de Nuestra Señora de Monserrat de Cordoba.
Après la révolution de mai 1810 qui libère le territoire de la tutelle espagnole, elle est devenue la première fabrique d’arme blanche et de poudre destinées aux armées d’indépendance des généraux Belgrano, San martin, Artigas et Rondeau.
Classée au Patrimoine de l’UNESCO
Situation: 50km au nord de Cordoba - Estancia de Jesús María (1618)
Construite aux abords du Guanusacate (rio muerto), le terrain appartenait à Alonso de la Camara, co-fondateur avec J.L de Cabrera de la ville de Cordoba. Elle comptait au moment de sa donation aux jésuites 12000 pieds de vignes. En 1747, elle compte 2800 têtes de bétail et 48000 pieds de vigne.
L’estancia Jesus Maria (comme Santa Catalina) est destinée à subvenir aux besoins du Colegio Máximo et de l’Universidad de Cordoba.
Classée au Patrimoine de l’UNESCO
Situation: 50km au nord de Cordoba - Estancia de Santa Catalina (1622)
Une des plus grande avec 167 000 hectares, les jésuites la transforme en un important centre de production, la plus célèbre de l’époque.
On peut apprécier sa cloche de 1690 fondue à l’estancia d’Alta Gracia.
En 1726, le compositeur italien Domenico Zipoli y meurt.
L’estancia Santa Catalina est destinée à subvenir aux besoins du Collège-Noviciat de Cordoba
En 1763, elle compte 34000 têtes de bétail.
Classée au Patrimoine de l’UNESCO
Situation: 50km au nord de Cordoba - Estancia d’Alta Gracia (1643)
Sur un terrain appartenant depuis 1588 à la Famille Nieto et comprenant 1400 moutons et plusieurs esclaves, Juan Nieto la donne en 1643 en échange de son entrée à la Compagnie de Jésus comme frère laïc.
L’estancia d’Alta Gracia (comme Jesus Maria) est destinée à subvenir aux besoins du Colegio Máximo et de l’Université de Cordoba
Elle dispose d’un important tajamar (retenue d’eau) de 1,4 hectare construit en 1643 qui alimentera le moulin et le système hydraulique (batán) de nettoyage des cuirs .
Un Obraje abrite les ateliers de tissage de la laine, menuiserie, fours et forge dans ce qui fut la première chapelle de l’estancia jusqu’en 1762.
Son rôle principal était celui de la fabrication de fer forgé et de la fonte de cloches.
Son église Nuestra Señora de la Merced (1743-1762) est du plus style baroque colonial.En 1767, au moment de l’expulsion des jésuites, l’estancia d’Alta Gracia compte environ – 16000 têtes de bétail et 310 esclaves.
Après les jésuites, un autre propriétaire célèbre fut Jacques de Liniers, après qu’il eut renoncé à son poste de Vice-roi du vice-royaume de la Plata.
Classée au Patrimoine de l’UNESCO
Situation: 40km au sud de Cordoba - Estancia de La Candelaria (1683).
Situé sur les contreforts de la Sierra de Cordoba à 1200m d’altitude, elle était la plus grande avec ses 300 000 hectares. Elle était limitrophe avec les estancias de Santa Catalina et d’Alta Gracia. De part sont éloignement elle est la mieux conservée. Du moins sa chapelle et sa rancheria sont aisément observables.
En 1767, l’estancia Candelaria comptait au moment de l’inventaire suite à l’expulsion des jésuites : 60 esclaves 154 esclaves 6000 bovins, 3000 moutons, 5000 chevaux, 700 chèvres et 4000 mules. En 1807, comme Caroya et Alta Gracia elle a reçu un certain nombre d’anglais fait prisonniers au moment de la reconquête de Buenos Aires.
Classée au Patrimoine de l’UNESCO
Situation: 130km au nord-ouest de Cordoba - Estancia de San Ignacio de los Ejercicios (1725)
Elle s’est construite grâce à la donation d’un domaine de 35000 hectares en 1725. Sa production de céréales couvrait 800 hectares et servait à approvisionner les missions de du Paraguay, de Buenos Aires et de Tucuman. Elle pourvoyait également aux besoins pour les exercices de Saint-Ignace.
Elle employait 239 esclaves.
Ses 35km de canalisation étaient le plus long réseau de la région, nécessaire en raison du faible taux de précipitation et pour obtenir une production rentable à cette échelle.
Il n’en reste plus grand-chose aujourd’hui, raison pour laquelle elle ne fait pas partie du Patrimoine de l’UNESCO.
Situation: 110km au sud de Cordoba (disparue) - Estancia la Calera (1750)
Moins connue, son propriétaire don José de Las Casas vend aux jésuites cette estancia que ces derniers utiliseront comme maison de repos.
Une présence éphémère des jésuites qui avait dédié cette estancia au stockage des produits et des animaux provenant des différents lieux de productions et à la production de cal (le cal sert de revêtement des murs et mélangé au sable il forme un ciment destiné à la construction).
Plus tard, son utilité apparait dans sa mine qui permit d’extraire de la pierre pour la construction et se rendit fameuse par la suite puisqu’elle fournit les pavés des rues de la majeure partie des villes d’Argentine.
Situation: 8km à l’ouest de Cordoba
Non Classée au Patrimoine de l’UNESCO
On peut aujourd’hui admirer et observer les édifices principaux des estancias jésuites de la région de Cordoba quasiment comme elles étaient à la fin du XVIIIe au moment de leur expulsion. Qui plus est, pour des estancias comme Santa Catalina ou la Candelaria qui se sont trouvées éloignées des principales voies de communication, les apprécier dans leur environnement naturel de l’époque, c’est à dire en pleine campagne en y accédant par un long chemin de terre. Poussiéreux en hiver et particulièrement boueux en été au moment de la saison des pluies.
Cela permet de comprendre comment, il a fallut aux pères jésuites aller puiser dans leur ingéniosité, leur persévérance et leur volonté de construire ces édifices au milieu de terres difficiles. Ne serait-ce que pour faire pousser un champ de blé qui parait si commun aujourd’hui.
Entre l’édification de la première estancia, Caroya et Alta Gracia par exemple, on peut voir que les constructions, les structures ont évolué. Fidèles à leurs méthodes d’apprentissage, les pères jésuites ont su apprendre de leurs expériences et faire en sorte de les améliorer l’une après l’autre.
Seulement quelques années avant leur expulsion, presque toutes disposent d’une belle chapelle ou église qui apparait comme un accomplissement de leur œuvre missionnaire. 150 ans après leur première acquisition.
Leur classification au Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco a contribué grandement à la mise en valeur et à la réfaction des sites. La prise de conscience de l’Argentine de cet héritage rend d’autant plus agréable une visite dans ces hauts lieux historiques.
A lire aussi:
*encomienda/encomenderos : en français commanderies/commandeurs. Les espagnols mettent en place le régime d’encomiendas qui permet aux colons d’utiliser les indiens comme main d’œuvre pour exploiter les terres de leur domaine. Grâce aux pressions exercées par les religieux, des ordonnances, lois et principes à respecter sont énoncées au cours des XVIe et XVIIe siècle pour soulager les populations indigènes des excès de certains encomenderos.
Sources Bibliographiques:
- Magnus Mörner, Actividades Politicas y Economicas de los Jesuitas en el Rio de la Plata, Hyspamerica 1985
- Guillermo Furlong (S. j.), Misiones Jesuíticas. (Historia de la Nación Argentina, Buenos Aires, El Ateneo, 1955)
- Historia de la Provincia del Paraguay de la Compania de Jesus par le P. Nicolas del Techo (N. du Toict 1611-1685)
- Guillermo Furlong– Cartografía jesuítica del Río de la Plata, Facultad de Filosofía y Letras, Buenos Aires 1936; Los jesuitas y la cultura rioplatense, Montevideo 1933; “Misiones y sus pueblos de guaraníes”-
- Leopoldo Lugones – El Imperio Jesuítico – 1904
- Enrique Planas – Los jesuitas en el Río de la Plata: historia de las misiones en la época colonial
- P. José Cardiel – Misiones del Paraguay
- Histoire du Paraguay. Par le R. P. Pierre François-Xavier de Charlevoix, de la compagnie de Jesus 1756
- Pedro Lozano – Historia de la Compania de Jesus
- P. Pablo Hernández – Organización social de las doctrinas guaraníes de la Compañía de Jesús
- Martin de Moussy – Mémoire historique sur la décadence et la ruine des Missions Jésuites dans le bassin de la Plata – 1865
- Juan Kronfuss – Arquitectura colonial en Argentina – 1965