Dans son dernier ouvrage Anne Chapman nous livre un témoignage émouvant et vivant sur les indiens de Terre de feu qu’elle a étudié pendant une bonne partie de sa vie depuis 1965. Ce livre n’est pas sans rappeler l’audacieuse expérience de Martin Gusinde qui avait fait reconstituer par les indiens eux-mêmes la cérémonie du Hain.
Quand le Soleil voulait tuer la Lune, préface:
C´est vers 1870 que les Européens commencèrent à occuper, au nord-ouest de la Grande Ile, les territoires selk’nam qui font actuellement partie du Chili et de l’Argentine. Les contacts sporadiques que les Selk’nam avaient entretenus avec les blancs, des naufragés pour l’essentiel, depuis le XVIe siècle et jusqu’en 1870, ne les avaient que peu affectés.
Mais à partir de 1870 il y eut des Selk’nam assassinés par des chercheurs d’or venus d’Europe centrale. Et c’est à partir de 1885 et jusqu’à la fin du siècle qu’il y eut de véritables massacres, les Selk’nam étant souvent empoisonnés sur ordre des éleveurs de moutons, propriétaires d’estancias dans la Grande Ile. En 1886, un détachement de l’armée argentine ayant à sa tête Ramón Lista a assassiné au moins 28 Selk’nam. Vint ensuite un ingénieur roumain chercheur d’or, du nom de Julian Popper. A la même époque, et par la suite encore, les Indiens succombèrent massivement aux maladies transmises par les blancs, notamment la tuberculose, le typhus et la rougeole. Lola Kiepja avait survécu par “miracle”, tandis que Angela et mes autres informateurs étaient nés au début du XXe siècle, alors que la situation n’était plus aussi dramatique.
Les Selk’nam (qu’on appelle aussi Ona), leurs voisins les Haush, et les Yahgan (ou Yamana) habitaient la région la plus australe du monde, l’Antarctique n’ayant jamais été occupé par des êtres humains avant notre époque. Tous ces Fuégiens étaient chasseurs-cueilleurs et n’avaient pas de contact avec les peuples d’agriculteurs qui vivaient plus au nord. Il semble bien qu’aussi loin qu’on remonte, ils aient toujours été chasseurs-cueilleurs, même si, au cours des âges, cette tradition a pu évoluer et se modifier. Apparemment, les Fuégiens sont les seuls peuples d’Amérique du Sud à avoir conservé jusqu’à nos jours cette tradition sans jamais avoir eu de contact avec des cultivateurs. Tout porte à croire qu’ils font partie des toutes premières sociétés humaines. Si la fabuleuse richesse culturelle de ces peuples constitue un exceptionnel testament pour l’humanité, il ne faut pas oublier qu’il n’en reste plus désormais que quelques descendants plus ou moins lointains. Presque tous les Fuégiens ont “disparu” : la plupart, victimes des maladies apportées par les blancs, d’autres assassinés par eux ou morts de désespoir.
LAMENTO POUR LES INDIENS DE TERRE DE FEU
“Où sont les femmes qui chantaient comme
Tamtam (petits oiseaux, “la fille du ciel”,
enfant de la Lune et du Soleil) ?
Il y en avait beaucoup, où sont-elles ?”
Lola Kiepja, 1966
Comment parler en quelques lignes de peuples d’une si grande puissance ?
Comment parler des Selk’nam, des Haush, des Yamana, des Alakaluf ?
Ils furent des peuples puissants car non seulement ils parvinrent jusqu’aux terres les plus inhospitalières du monde, mais ils y demeurèrent, et cela grâce à leur courage : ils arrachaient leur subsistance des mers démontées, des forêts enneigées, des plaines balayées par les vents glacés.
Les femmes yamana et alakaluf pagayaient, défiant les vagues surgis de l’Antarctique, elles s’approchaient des baleines tandis que leurs hommes, debout à la proue du canoë, armés seulement de lances, luttaient pour achever leurs proies.
Les chasseurs selk’nam et haush avec arcs et flèches pourchassaient les guanacos sous la neige et dans la tempête pendant que leurs femmes, portant de lourds fardeaux, se hâtaient vers un lieu du campement pour allumer le feu au foyer.
Entre guérillas et vendettas, les Selk’nam ont joué leur vie. Ils étaient durs, rudes à l’ennemi et tenaces.
Mais ils s’aimaient.
Ils aimaient leurs montagnes dont les cimes émergent des mers glaciales.
Ils aimaient leurs forêts où les oiseaux multicolores faisaient leurs nids.
Ils aimaient leurs dieux métamorphosés en astres, en vents et en collines.
Et ils chantaient.
Ils chantaient pour guérir les malades.
Ils chantaient, se lamentant de la mort des êtres aimés.
Ils chantaient pour accéder à l’au-delà .
Ils chantaient à la lune dans sa splendeur, au soleil naissant, à leurs enfants endormis.
Ils chantaient lors de leurs cérémonies avec solennité et gaieté.
Ils ne sont plus. Ne restent maintenant que quelques personnes dont les parents et les aïeux sont ceux qui sont partis.
Au XIXe siècle de notre ère chrétienne, des étrangers débarquèrent sur leurs îles. Ils vinrent, armés de balles et de poisons, avides de richesses. Ils s’approprièrent leurs terres, qu’ils “nettoyèrent” pour les exploiter, sans les aimer. Ils se targuèrent ensuite d´être des pionniers, des civilisateurs, des serviteurs dévoués.
Les Indiens se défendirent du mieux qu’ils purent à l’aide de leurs arcs et flèches. Des familles entières s´enfuirent devant les cavaliers armés, payés pour les exterminer, devant les chiens dressés pour les déchiqueter. Les Indiens résistèrent du mieux qu’ils purent, dans l’angoisse, de manière confuse et avec un immense désir de survivre. Mais ils tombèrent criblés de balles, les oreilles et parfois même la tête tranchées. Parmi ceux qui ne furent pas déportés en Patagonie, l’alcoolisme, la mélancolie et surtout les épidémies eurent raison d´eux, et cela dans la douleur indescriptible de voir leurs enfants succomber aussi à ces mêmes épidémies.
Ces étrangers blasphémèrent la mémoire de leurs victimes. Ils dirent et écrivirent que les Indiens avaient attaqué les premiers, que les Indiens avaient volé leurs moutons, tué leur bétail qui paissait sur les immenses prairies qu’on leur avait volées. Ces étrangers expliquèrent : “De toute façon, ces Indiens se tuaient entre eux, parce qu’ils étaient ainsi, des sauvages indomptables, inadaptables à la vie civilisée. Par ailleurs, ils n’étaient pas très nombreux et les missionnaires s’en sont bien occupés.”
C’est vrai qu’il y eut quelques étrangers, missionnaires et fermiers, qui essayèrent de les sauver, mais sans y parvenir.
Le rideau tombe : face à la scène, on élève des monuments à l’indigène.
On donne des noms d’aborigènes aux fermes de moutons, aux villages, aux rues, aux hôtels, plages et coins de rendez-vous.
On fabrique, pour les vendre aux touristes, des statuettes et des banderoles en souvenir de “notre Indien fuégien”.
Et on ajoute avec regret : “Quel dommage que le Selk’nam ne nous ait laissé aucun folklore, aucune survivance de ses croyances.”
Mais oui, il nous a laissé un souvenir. Il nous a laissé l’écho de son lamento,
lamento de son peuple que nous avons contaminé,
lamento de son peuple que nous avons exterminé.
Traduit de l’espagnol par Françoise Héritier
Quand le Soleil voulait tuer la Lune – Anne Chapman – Editions Métailie – http://www.metailie.fr
Anne Chapman:
Anne Chapman est née en 1922 à Los Angeles, elle est docteur en anthropologie de l’École nationale d’anthropologie de Mexico, de l’Université de Colombia de New York et de la Sorbonne. Elle a travaillé avec C. Lévi-Strauss, P. Kirchhoff, A. Villas Rojas et K. Polanyi. Après avoir travaillé au Honduras, elle part en Terre de Feu où elle étudie les derniers Selk’nam et les Yahgans. Auteur de nombreuses publications scientifiques et de documentaires, directeur au CNRS à la retraite, elle partage sa vie entre Paris, Mexico et Buenos Aires.
Publications d’Anne Chapman:
- Drama and Power in a Hunting Society: The Selk´nam of Tierra del Fuego (1981)
- La Isla de los Estados en la prehistoria: Primeros datos arqueológicos (1987)
- El Fin de Un Mundo: Los Selk’nam de Tierra del Fuego (1990)
- Cap Horn 1882-1883: Rencontre avec les Indiens Yahgan (1995)
- Hain: Selknam Initiation Ceremony and End of a World: The Selknam of Tierra del Fuego (2003)
- El fenómeno de la canoa yagán (2004)
- Darwin in Tierra del Fuego (2006)
- Lom: amor y venganza, mitos de los yámana (2006)
Films d’Anne Chapman:
- The Onas: Life and Death in Tierra del Fuego (1977)
- Homage to the Yahgans: The Last Indians of Tierra del Fuego and Cape Horn (1990)